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Consentement? La folle histoire de ces médecins qui tripatouillent nos cerveaux.

Dans un livre passionnant, la journaliste du «Monde» Sandrine Cabut et le docteur Marc Lévêque nous racontent la folle histoire de ces médecins qui tripatouillent nos cerveaux.

 

Attention, sujet tabou. Triturer le cerveau, quelle horreur ! Dans nos têtes, il y a toujours ces images infernales du film Vol au-dessus d’un nid de coucou, où Jack Nicholson se fait lobotomiser et perd ainsi toute vitalité. Doit-on s’arrêter là, et tourner la page ? C’est de fait, la question qui court dans ce livre, joliment appelé la Chirurgie de l’âme, qui raconte l’histoire de la neurochirurgie, d’hier et d’aujourd’hui.

Peut-on opérer le cerveau comme n’importe quel autre organe ? «Condamner sans appel l’idée même d’opérer le cerveau pour soigner le mental reviendrait à adhérer à un dualisme naïf entre le corps et l’esprit, qui est contredit quotidiennement par l’observation clinique des effets des lésions cérébrales, écrit avec justesse, dans la préface, le professeur Lionel Naccache, référence pour tout ce qui touche à l’imagerie du cerveau, membre aussi du Comité consultatif national d’éthique. A l’inverse, adhérer de manière inconditionnelle à la primauté de la neurochirurgie pour soigner des affections dont on ignore encore aujourd’hui les mécanismes intimes signerait une attitude scientiste critiquable.»

Pic de la lobotomie après la Seconde Guerre mondiale

C’est donc sur un point d’équilibre, délicat à trouver, que se sont installés nos deux auteurs, Sandrine Cabut, journaliste au Monde et Marc Levêque, neurochirurgien des hôpitaux de Paris, pour raconter ces tripatouillages chirurgicaux du cerveau qui ont jalonné l’histoire. C’est passionnant, c’est effrayant. Egas Moniz, qui s’en souvient ? Ce fut le plus controversé des Prix Nobel, et au passage un des très rares psychiatres à l’avoir reçu. Nous étions en 1949. La première lobotomie (c’est-à-dire le fait de retirer un bout de tissu cérébral) va être réalisée sur une prostituée. Elle a 63 ans, et le 11 novembre 1935, cette femme, souffrant de «mélancolie» et d’idées paranoïaques est opérée dans le plus grand secret. Une opération improvisée qui va durer vingt minutes.

 

D’autres suivront, toujours dans une forte improvisation. Les résultats seront décevants, mais les chirurgiens continueront. «Les suites apparaissent du même ordre que la première opérée : rien d’absolument spectaculaire. Seul l’état de tension de ces malades semble s’être atténué, tous sont devenus plus dociles», notent les auteurs. En 1948, comme le commente un historien avec un brin d’ironie, «la psychochirurgie est à son pic. La lobotomie a connu depuis la fin de la guerre un essor fulgurant aux Etats-Unis, comme dans le reste du monde». En 1949, plus de 5 000 interventions sont réalisées aux Etats-Unis. «La lobotomie devient même recommandée pour les anciens combattants, victimes de syndromes post-traumatiques.» Il y a des cas illustres, comme la sœur du président Kennedy, et «les résultats seront désastreux. La jeune Rosemary devient mutique, incapable de la moindre initiative». Des histoires épouvantables dans lesquelles rarement se posait, par exemple, la question du consentement du patient. On était dans l’expérimentation la plus inquiétante.

«Histoire sévère et inquiétante»

L’autre grande date de cette chirurgie est ce qui se va passer à la fin des années 60, avec la stimulation cérébrale pour lutter contre les troubles de l’humeur, puis la stimulation cérébrale profonde (SCP), en 1987. Le changement est de taille, on ne retire plus des tissus cérébraux, mais on les stimule. La SCP est ainsi une méthode invasive, qui consiste à implanter chirurgicalement dans le cerveau des électrodes, connectées à un boîtier mis en place sous la peau et qui délivre un courant électrique de faible intensité dans certaines structures spécifiques situées en profondeur de cet organe. Dans le cas de la maladie de Parkinson, cela va donner des résultats impressionnants. Au point qu’en 2014, le neurochirurgien français Alim Louis Benabid et le neurologue américain Mahlon Delong reçoivent le prix Lasker «pour leur contribution à la mise au point d’un traitement inédit de la maladie de Parkinson».

Mais voilà, la SCP devient aussi à la mode, y compris pour les dépressions sévères, ou pour les TOC. En 2002, en France, le Comité d’éthique s’en inquiète,  appelle à la prudence, et écrit : «L’histoire dans ce domaine est sévère et inquiétante, elle justifie que les indications soient particulièrement réduites.» Il n’empêche, les auteurs pointent de nouvelles pistes que d’aucuns se précipitent à explorer : opérer le cerveau pour stimuler l’appétit, ou cibler le circuit de la récompense pour traiter l’anorexie. Des équipes le font, sans beaucoup de repères éthiques. «L’intérêt de la SCP c’est que c’est un outil réversible et adaptable. Faut-il dès lors continuer certaines interventions qui aboutissent à détruire des tissus cérébraux ?» se demandent nos deux auteurs, qui notent non sans effroi que se poursuivent, un peu partout dans le monde, des interventions, elles, beaucoup plus violentes. Pêle-mêle, plus de 1 000 personnes ont été ainsi opérées pour un comportement agressif au Mexique. En Inde, des opérations ont été pratiquées, dans les années 90, chez des enfants de 6 ans. En Chine, des centaines d’interventions neurochirurgicales se tentent sur des patients schizophrènes, alors que les études passées ont montré que cela n’avait aucun intérêt thérapeutique. Et bien d’autres encore… De quoi effrayer. Car en la matière, si le pire n’est jamais sûr, l’avenir reste bien vertigineux.

 

Source : Libération 28 février 2017