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Gordon Thomas, Les armes secrètes de la CIA

Les « armes secrètes de la CIA » est un livre grand-public de Gordon Thomas. On n’y trouve pas de révélations fracassantes sur les activités récentes de l’agence de renseignement américaine. Mais l’ouvrage est tout de même intéressant, parce que Thomas, à défaut d’avoir accès à des renseignements récents, a fait un solide travail de recherche sur ce qu’on sait du passé : à savoir, principalement, les « exploits » de la CIA dans les années 50 – et, donc, cela donne une idée de ce qui a pu se passer depuis, et que pour l’instant nous ne savons pas.

Jusqu’en 1975, les USA n’avaient pas ratifié le protocole de Genève relatif aux armes chimiques et biologiques. A cette date, un énorme dépôt d’armes de ce type avait été constitué sur la base aéronautique de Nellis. Ce dépôt, semble-t-il, existe toujours. La CIA a joué un rôle clef dans ce programme, depuis des décennies.

En 1951, dans une île – camp de prisonniers nord-coréens, 1800 prisonniers périrent de maladie. Au large de cette île, un porte-avion transformé en laboratoire s’était ancré, peu de temps avant le déclenchement de l’épidémie. Des indices laissent penser à un test, visant à établir si une épidémie pouvait être déclenchée et contrôlée, sur un territoire donné, en utilisant les moustiques comme vecteurs. Il est à noter que les soviétiques agirent exactement de la même manière sur les prisonniers américains faits en Corée. Et on sait aujourd’hui que la fièvre jaune a été répandue, à cette époque, en Corée du Nord, par les Américains, en utilisant comme vecteur des puces. La guerre de Corée, laboratoire ?

Aux USA, à la même époque, des expériences furent aussi conduites, avec des souches bactériologiques non létales, sur des soldats américains. Des centaines de personnes travaillant pour la CIA, ou qui sont passées entre les mains de la CIA, ont attrapé dans les années 50 le typhus bolivien. Nombreux aussi sont les cas de contamination probable à l’anthrax. Un test officiel à grande échelle a été conduit, sur un groupe d’adventistes du septième jour, pour tester la propagation de la fièvre de Queensland (non létale) par aérosol (avec l’accord des intéressés). On oublia de leur préciser, à cette occasion, que de minuscules doses de LSD avaient également été diffusée – un test secret caché sous le test officiel.

Les chimistes de la CIA sont en effet aussi, et peut-être surtout, fascinés par l’usage possible des armes biochimiques en termes de contrôle mental. Les recherches sont conduites à Fort Detrick, dans le Maryland. Il n’est peut-être pas complètement anodin de remarquer au passage que dans les années 50, au plus fort des recherches sur ce type d’armes, le directeur de ce site sensible était membre de la famille Rothschild. Et l’on relèvera dans la foulée que les recherches furent, à l’époque, justifiées auprès des autorités politiques américaines par la nécessité de répondre à une menace similaire, émanant d’URSS et de Chine communiste – une menace que la CIA affirmait avoir détectée.

Le premier usage connu du conditionnement mental chimique par la CIA remonte à un décès accidentel, à New York, en 1953 – quand un chimiste de la CIA sauta par la fenêtre d’un dixième étage, vraisemblablement après avoir drogué au LSD. La CIA testa aussi semble-t-il la possibilité de répandre des agents apparentés par aérosols (en Californie et, peut-être, en France).

Pourquoi ces armes n’ont-elles jamais été utilisées « en grand », lors des conflits du XX° siècle ? Pendant toute la guerre froide, il exista une « course aux armements biochimiques » entre les deux « grands », beaucoup moins médiatisée que la course aux armements nucléaires. Cela concerna aussi les armes biochimiques visant au contrôle mental. Le non usage (ou l’usage limité) des armes de ce type par les USA s’explique, pendant cette période, par le risque d’escalade avec l’URSS. Par la suite, ce risque s’est maintenu avec la Russie (et, désormais, sans doute, d’autres puissances).

Enfin, pour la bonne bouche, signalons qu’outre les armes chimiques et bactériologiques, la CIA travailla sur le contrôle mental en utilisant une vaste panoplie non chimique et non bactériologique. Les expériences remontant aux années 30 sur les possibilités de la lobotomie ont été intégrées par les spécialistes de la CIA. Après la Seconde Guerre Mondiale, un mémorandum officiel de la CIA étudia la possibilité d’ôter à l’intégralité de la population allemande tout souvenir de la période nazie par la soumission de cette population, dans son intégralité, à « une série de chocs électro-convulsifs » (bien entendu, cette suggestion resta lettre morte, mais le fait qu’elle ait pu être formulée en dit long). Des expériences de conditionnement psychologique par électrochocs ont été conduites secrètement et illégalement au Canada par des agents de la CIA, pendant les années 50-60, sous couvert de travaux médicaux.

Dans les années 60, la CIA, prenant conscience de l’impossibilité pratique d’utiliser les armes chimiques, bactériologiques et électriques dans le contexte de la « détente », réorienta ses recherches sur les techniques de conditionnement « douces ». Sous couvert d’expérimentations médicales et d’enquêtes de santé publique, d’énormes bases de données furent constituées, utilisant des questionnaires soumis à des dizaines de milliers d’Américains, pour déterminer les comportements des divers types de personnalité. De nouvelles armes entraient dans la panoplie des services secrets US, bien plus aisées à utiliser que les agents bactériologiques ou chimiques : les armes silencieuses, les armes de la guerre psychologique. Le livre de Gordon Thomas est hélas peu documenté sur ces questions.

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Et maintenant ?

Le livre de Gordon Thomas n’apporte pas d’information approfondie sur les activités de la CIA depuis la fin des années 60. Evidemment, si on s’en tient aux activités officielles, les « programmes » bactériologiques, chimiques et comportementaux des années 50-60 sont depuis longtemps abandonnés ou fortement réduits. Mais qu’en est-il en réalité ?

Visiblement, Thomas a son opinion sur la question. En préambule à son ouvrage, il rappelle la distance qui peut exister entre la façade présentée par le pouvoir américain et la réalité de son action. Il prend pour cela l’exemple de la torture – un des rares domaines où, ces dernières années, la vérité souterraine a affleuré à la surface.

Bush a osé prétendre, en 2006, qu’aucun Américain ne serait, jamais, autorisé à torturer dans le cadre des activités de la CIA. Pure hypocrisie pour Gordon Thomas : la CIA torture, et elle l’a toujours fait. Un document de 2002, secret mais en partie dévoilé, précise que les interrogatoires de la CIA peuvent inclure le « coup au ventre », le « maintien prolongé en position debout » (quarante heures, les pieds boulonnés au sol), le « supplice de la baignoire », la privation de sommeil, les électrochocs. Deux manuels de la CIA décrivent ce type de méthode : « Questionnement coercitif » et « Exploitation des ressources humaines ». Ils évoquent aussi la drogue et l’hypnose. Ces manuels sont l’œuvre de psychiatres travaillant pour la CIA.

Ces pratiques de la CIA sont peu médiatisées, parce que les grandes organisations de défense des « Droits de l’homme », souvent sous influence américaine ou américaines elles-mêmes, ne les critiquent pas. Amnesty International, par exemple, est très discrète sur ce sujet. Elles sont aussi peu critiquées par l’opinion américaine elle-même, parce que la tradition des USA veut que les criminels (ou présumés tels) soient traités avec brutalité (cf. les conditions « goulagesques » qui ont longtemps prévalu dans les pénitenciers US – et y prévalent encore parfois). La description de Guantanamo par Thomas rappelle d’ailleurs fortement celle de la Loubianka par Soljenitsyne.

Encore s’agit-il là des pratiques autorisées par les manuels de la CIA. Localement, là où il n’y a ni journaliste ni haut encadrement, les tortures pratiquées par certains chefs de base de la CIA peuvent aller beaucoup plus loin – jusqu’à faire « bouillir vivants » certains prisonniers récalcitrants.

Quand le Président des USA vous affirme droit dans les yeux que les USA ne torturent pas… eh bien, cela doit avoir à peu près la même valeur que quand on vous explique que la CIA a, depuis la fin des années 60, renoncé aux « programmes » bactériologiques, chimiques et comportementaux.

En d’autres termes, tout est possible.